accueille à bras ouverts nos seigneurs reptiliens.

lundi 21 décembre 2009

Bond vous parle (un peu) de son voyage d'affaires en pays étranger.


Comme vous le savez, j’ai dû récemment m’absenter pour voyage d’affaire en pays étranger. Vous comprendrez que je ne peux divulguer ici tous les détails de ce voyage, et surtout pas ce que je suis allé faire au quartier général de l’OTAN.

Saviez-vous que dans la partie réservée au public et à la presse, il y a des panneaux "No classified discussion in this area" ? Mais comme je ne suis pas allé seulement dans ces pièces-là, je ne m’étendrais pas beaucoup plus sur le sujet…

Vous y tenez ?

Bon, ce que je peux vous dire c'est que j’ai eu à faire à un Américain (mais travaillant pour l’OTAN, pas pour les US, il insista bien sur ce point) que nous appellerons James et qui était très enthousiaste et faussement franc, genre le mec qui fait semblant d'être totalement ouvert sur ce qu'il se passe en ces lieux, mais qui finalement ne dit rien de vraiment confidentiel ni de très intéressant. Il fanfaronnait même avec un "Je vais vous donner un scoop sur l’annonce prochaine d’Obama sur l’Afghanistan" puis tenta de passer immédiatement à autre chose, et il a fallu que je lui tire presque littéralement les vers du nez pour l'obtenir (et au moment où vous lirez ces lignes, vous aurez une idée assez claire de la teneur de ce scoop). Mais son speech était tellement formaté et il le récitait si bien, que je le suspecte presque d'être un robot. Peut-être est-il l'androïde protocolaire qu’on envoie aux nouveaux arrivants pour les mettre en confiance et montrer que l’OTAN c’est une bande de chouettes copains ?


Puis je me suis entretenu avec l’Homme à la Cigarette qui lui a été beaucoup plus ouvert sur le sujet qui nous intéressait, en beaucoup moins souriant (mais sympa quand même : il a même donné un pin’s à un de mes compagnons de réunion, ne cherchez pas à comprendre).

On notera avec amusement qu’il appelle les civils des "civils" alors qu’il dit en faire lui-même partie. Qui donc appelle le commun des mortels des civils sinon les gens qui n'en sont pas, des civils ?

Enfin bon, pardonnons-lui, chacun à ses petits secrets et ses petites manies, surtout qu’il semblerait qu’il ait arrêté de fumer, ce qui est un signe positif, avouons-le ; ou alors c'est juste qu'il n'a plus le droit de fumer dans les locaux de l'OTAN comme il pouvait se le permettre dans le passé.

Plus tard et ailleurs, je fis la connaissance d’un Américain que nous nommerons Joe et de son jeune sidekick hongrois, que nous appellerons Csaba (prononcez Shabo ou un truc comme ça, vous savez moi, le hongrois), quoique je pourrais tout aussi bien les nommer Plug & Play, puisque c’était ce qui était affiché sur le chevalet de bureau devant eux, là où l’on trouve habituellement le nom de son interlocuteur associé à celui de son pays lors des grandes rencontres internationales. Dans le cas qui nous préoccupe ici, il ne s’agissait que d’une petite rencontre internationale -seulement quatre nationalités étaient représentées- donc les petits drapeaux sur le bureau étaient parfaitement inutiles.

Plug & Play se posèrent directement comme des mecs super cools, détendus, relax, sans cravate, dynamiques. Bref ils tenaient à nous faire comprendre dès les premières secondes qu’ils ne sont pas comme tous ces businessmen, bureaucrates et politiciens grouillants dans cette partie-là de la capitale belge.

Pourtant ils ne travaillaient pas pour un petit commerçant local, mais pour la plus grosse corporation mondiale de production et de distribution d’alcool. Je ne citerai pas le nom, tout d’abord et paradoxalement il ne vous dira très probablement rien, et puis surtout, ici chez Surge, on a pas envie de se prendre déjà un procès, deux mois après avoir démarré.

Sachez toutefois que cette société est propriétaire d’un certain nombre de marques que vous connaissez forcément. Je pourrais citer des marques très célèbres de rhum, de vodka, de tequila, de crème de whisky, de bière irlandaise la plus célèbre au monde. Nommez les premières marques qui vous viennent à l’esprit pour chacun de ces alcools, vous aurez très probablement cité la marque qui appartient à cette corporation.




Ma première réaction fut : "Cool, des vendeurs d’alcool, et moi qui craignait avoir à faire de sinistres financiers ou autres bureaucrates."

Ma deuxième réaction fut plutôt : "Ah ouais quand même… C'est pas vraiment des moines trappistes ni des tauliers grolandais alcooliques."

Et ça n’allait aller que de mal en pis à partir de ce moment-là. Car en fait, il s’agissait de lobbyistes.

Si vous êtes un Européen comme vous et moi, le lobbying c’est un truc un peu abstrait qui se passe aux États-Unis, on sait pas trop ce qu’ils sont , ni trop ce qu’ils font… Personnellement, avant cette rencontre, le lobbying c’était pour moi de grosses associations à but non-lucratif qui essaient de faire valoir leurs points de vue ici ou là, si possible du côté de la Maison Blanche, et ça allait du meilleur au pire.

Le lobbying auquel je ne pensais pas forcément c’était le lobbying pour des intérêts privés, et surtout je ne pensais pas qu’il existait à Bruxelles, en tout cas, pas qu’il avait pignon sur rue, au point que j’ai maintenant la drôle d’impression que cette ville en est infestée (le lendemain, je rencontrai aussi un représentant de Coca-Cola, et un autre, genre mercenaire, qui bossait pour une association représentant un paquet de corporations différentes).

Revenons à Plug & Play qui m’expliquèrent rapidement en quoi leur travail consistait, même si vous l’aurez déjà deviné. Il s’agit bel et bien de faire ami-ami avec certains parlementaires pour ensuite les influencer à voter voire pire, proposer des lois en faveur de la société en question…

Oui, oui, vous avez bien lu, et si vous en doutiez encore, je peux vous confirmer que cette activité est très vivace aux alentours du Parlement.

Vous croyez que la démocratie c’était le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ?

Grands naïfs que vous êtes, il s’agit bien sûr du gouvernement du peuple par les lobbies et pour les corporations.

La différence avec de la corruption pure et simple ? C’est que les parlementaires ne reçoivent même pas d’argent (sale ou propre… quoique pour l’argent sale, je n’en jurerai pas) pour écrire et modifier ainsi les lois en vue de favoriser la corporation de leur lobbyiste favori.

Et bien sûr, pendant qu’ils m’expliquaient tout ça le plus naturellement du monde, ils continuaient à être super décontractés, cools, sympas, motivés, et plus généralement avoir un attitude qui convaincrait n’importe quel jeune de vingt ans un poil crédule qui se dirait que décidemment ils font le métier le plus cool du monde.

Il y avait quelques jeunes de vingt ans parmi nous…

De plus, aucun cliché ne nous fût épargné, Plug a même osé le « I keep it real » ! Il a aussi bien souligné que parfois les gens lui demandaient s’il n’avait pas de problème à se regarder dans la glace. Il répondit avec assurance par la négative en soulignant bien qu’il promouvait aussi des lois pour mieux réguler la consommation de l’alcool chez les jeunes et ce genre de trucs, donc non, il n'avait aucun problème éthique avec son activité.

Ça devait être son côté puritain qui parlait à ce moment-là (il a avoué, sans raison particulière et très fier de lui, être membre du Parti Républicain) parce que c’est pas à cause de la dimension alcoolique de son métier que je me demande comment il peut se regarder dans une glace et que je fus très tenté de sortir mon Glock 19 compact (celui chambré en 9mm Parabellum, ça me semblait de circonstance). Mais sortir ainsi une arme en public pour s'occuper de son hôte, c'est vulgaire et impoli.

Et si vous pensez encore que les lobbyistes ne sont pas si nuisibles que ça, demandez-vous pourquoi le sommet de Copenhague fut un tel fiasco. Si vous répondez à cause de la Chine et des Etats-Unis, vous n'aurez qu'en partie raison.

Monsanto and Exxon were there!

jeudi 17 décembre 2009

Les armées inconnues


Il s'est passé quelque chose le 28 janvier 2008. Ce jour-là, Internet a débordé massivement sur le monde réel. Est postée sur YouTube par un certain Anonymous une vidéo déclarant la guerre à la Scientologie. À partir de ce jour funeste pour les adorateurs de Ron Hubbard, des manifestations se sont produites spontanément aux quatre coins du globe devant les locaux de l'Église, et des actions de masse contre les serveurs Internet, les standards téléphoniques et les lignes de fax de l'organisation religieuse ont commencé. Tant les unes que les autres continuent encore aujourd'hui.

Anonymous, vu de loin, pourrait ressembler à l'empereur d'Internet, produisant des édits que la masse suit sans se poser de question. La réalité est assez différente. Pour vous parler sérieusement d'Anonymous, il faut remonter six ans en arrière - une éternité en temps-Internet.

Les landes glacées des Imageboards

Il existe un forum fort peu fréquentable, /B/, en fait un sous-forum de 4Chan, un de ces imageboards où la tradition veut qu'on accompagne son post d'une image bien choisie. /B/ est le sous-forum "random", consacré aux discussions totalement à côté de la plaque sur n'importe quel sujet et -point important- la modération du forum est anecdotique : tout au plus sont interdits les posts illégaux.

Le logiciel gérant le forum a une fonction amusante. Il est possible de poster sans s'identifier. Dans ce cas, l'auteur affiché sera "Anonymous". Il s'est développé au cours du temps une sorte d'étiquette tacite sur /B/, comme quoi tout post est écrit par Anonymous, et s'identifier est assez mal vu.

Si vous mélangez à parts égales une absence totale de modération et une culture de l'anonymat, vous obtenez un cocktail détonnant où le dessin d'une héroïne de manga dont les tétons sont des pénis en érection déféquant des foetus mort-vivants peut donner naissance à une discussion très documentée sur la physique des particules entrecoupée par les épisodes d'une nouvelle gore existentielle saupoudrée d'insultes homophobes. Le tout écrit par un seul auteur, Anonymous.

À la grande époque, il y avait quelque chose de fascinant dans /B/, une sorte de plongée dans les abysses d'Internet, comme si le réseau développait un inconscient. /B/, cette zone de non-droit total, énorme bal masqué où chacun peut dire et faire ce qu'il veut sans souci d'être reconnu ou même identifié devant un public potentiellement sans limite, était devenu une métaphore, une synecdoque d'Internet tout entier. Et cette métaphore avait maintenant un nom.

La piscine est fermée pour cause de SIDA

Anonymous déborda très vite sur le reste du web, et très simplement. Il aura suffit qu'Anonymous poste "tiens, j'irais bien semer le chaos dans tel salon de discussion" et qu'Anonymous lui réponde en masse : "je viens aussi". C'est ainsi que des milliers de participants à /B/ - les /B/tards - déferlèrent sur le Habbo Hotel habillés en Samuel Jackson dans Pulp Fiction, profitant d'un bug stupide empêchant les petits personnages de se passer à travers pour prendre en otage les utilisateurs, avant de bloquer la piscine et de reproduire dans une chorégraphie virtuelle une gigantesque croix gammée dans l'entrée de l'hôtel.

Pourquoi ? Pour les lulz. Pour rire. Parce qu'Anonymous s'emmerde. C'est sa principale motivation. C'est pourquoi il oriente les épileptiques vers des sites stroboscopiques, manipule les concours Internet pour écrire des obscénités avec les résultats, trompe les présentatrices télé pour leur faire déclamer des memes en direct, et a presque mis à genoux une des sectes les plus étendues au monde.

Anonymous s'amuse de tout. Il a certes un penchant pour le mauvais goût, mais potentiellement, il pourrait s'atteler à une cause noble, pour peu qu'elle soit distrayante. Il lui fallait juste un adversaire à sa hauteur.

La matière, l'énergie, l'espace et le temps

En 1950, un écrivaillon décide que bâtir une religion est plus rentable qu'écrire des romans de gare avec des fusées dedans. Tout commence avec un livre de développement personnel, La Dianétique, qui se vend par correspondance dans les pages des recueils mensuels de nouvelles de science-fiction. Le livre s'écoule solidement, assez pour rapporter à son auteur, Lafayette Ron Hubbard, la somme nécessaire à l'étape suivante : un réseau de cliniques basées sur sa "nouvelle" thérapie, en fait un cocktail de lieux communs, de freuderies de cuisine et de concepts rococo-science-fictionels.

Après quelques bisbrouilles avec les services fiscaux américains et une petite histoire d'exercice illégal de la médecine, L. Ron décide, sur les conseils de ses comptables, de transformer sa franchise thérapeutique en organisation religieuse. Ainsi naît la Scientologie moderne, toute entière basée sur la vénération d'Hubbard et l'application dangereuse de ses "théories" à moitié cuites qui promettent à ses adeptes, à terme, un contrôle total sur la matière, l'énergie, l'espace et le temps. Et ça démarre en trombes : des quintaux de curieux, vite transformés en main-d'oeuvre volontaire, se font convraincre et, communiquant efficace, Hubbard cible les célébrités avec le succès que l'on connaît : Sonny Bono, John Travolta ou encore Tom Cruise rejoignent leurs rangs.

Mais le succès n'a qu'un temps et bientôt L. Ron Hubbard - héros de guerre, initié par les Indiens, capitaine de bateau, yogi émérite et sûrement plusieurs fois médaille d'or olympique, selon son autobiographie scientologue - décide de quitter son enveloppe charnelle pour un monde meilleur, en cela aidé par une maladie grave et quelques pillules qui font rire. Un vide se forme, vite rempli par David Miscavidge, une sorte de Tom Cruise miniature - aussi improbable que cela puisse paraître - qui, après avoir déclaré que chaque centre de Scientologie se devait de garder un bureau fourni pour L Ron au cas où il reviendrait, commence à saper la toute puissance de l'organisation à travers ses délires mégalomanes et ses accès de violence. Le géant attrappe alors des pieds d'argile.

Ne jamais pardonner, ne jamais oublier

En janvier 2008, est publiée sur le web une vidéo présentant Tom Cruise déclamant un discours motivant pour les nouvelles recrues de la Scientologie. La vidéo est hilarante, principalement parce que Tom, tout convaincu qu'il soit, ne raconte rien de substantiel : il ne fait qu'aligner des clichés vides de sens avec un air pénétré. Nous apprenons notamment qu'être scientologue, c'est ne plus jamais passer à côté d'un accident de la route sans pouvoir rien faire. Faire quoi ? On ne le saura jamais, si ce n'est "aider vraiment" les gens. Comment ? Mystère. Le tout est enrobé de la musique de Mission: Impossible et introduite par une grosse voix de bande annonce - de celles qui fument trente Gauloises bleues sans filtre avant chaque enregistrement. Anonymous a fatalement mis la main dessus et bien des lulz furent produits.




Et tout aussi fatalement, la suite d'Hubbard a tout fait pour retirer la vidéo du web. Et si Anonymous déteste bien quelque chose, c'est qu'on lui retire sa source de lulz. C'est ainsi que la guerre s'ouvrit, et que commença le projet Chanology, un des phénomènes Internet les plus fascinants des dix dernières années, au moins.

La vallée du Porc Noir

Anonymous, fort marri de se voir privé de lulz, contre-attaque immédiatement. Après une première vague d'attaques par déni de service, de fax noirs lancés en continu et de surcharges de standards téléphoniques, Anonymous poste sa déclaration de guerre sur Youtube, le 28 janvier 2008.




A partir de là, Anonymous cesse d'être cantonné à 4Chan, et bien des gens qui n'avaient encore jamais entendu parlé de /B/ rejoignent ses rangs. La résistance s'organise et dépasse vite le statut de blague de collégiens : des manifestations mensuelles, notamment, se produisent encore aujourd'hui, aux quatre coins du monde, devant les antennes de la Scientologie. S'y rassemble spontanément et sans contrôle hiérarchique aucun une foule de personnes masquées portant des pancartes comme "demandez-moi pourquoi je porte un masque" ou "googlez Lisa McPherson", interrompant les tests de personnalité qui servent à la Scientologie d'hameçons à gogos, ou donnant des lectures sur les exactions de la secte à travers les ans. Parmi les autres actions notables, on note le googlebombing qui redirigeait les recherches sur "Scientology" vers l'excellent Operation: Clambake.

Chose amusante, la principale arme de la Scientologie, le procès pour diffamation, reste inefficace contre Anonymous, puisque ces actions se produisent spontanément, sans chef et sans objectif clair et avoué autre que de faire chier pour raisons personnelles. Les rares personnes poursuivies par l'Eglise devant la justice s'en sont majoritairement sorties sans casse, et de toute façon, la méthode reste aussi efficace qu'éradiquer une fourmilière au cure-dents.

Big Brother vs. The Laughing Man

C'est en ça que ce conflit est fascinant : c'est la rencontre de deux idéologies que tout oppose, dans une guerre dont l'enjeu est l'occupation des esprits.

La Scientologie, construite tout entière à la gloire du Chef, est une organisation totalitaire, où l'initiation sert à trier ses membres du plus illuminé au plus accessoire, avec bien sûr l'objectif que les premiers dominent les seconds. On y obéit aveuglément, la répression psychologique y est la règle (les dossiers des "audits", sorte de confessions psychotroniques, servent souvent de moyen de chantage), et chaque responsable maintient ses subordonnés dans la peur et l'ignorance pendant que ses propres chefs font de même avec lui. Elle regarde l'extérieur avec un mélange d'envie et de crainte, et fonctionne dans un principe judéo-chrétien de peur du pêché inévitable, lié à une morale restrictive et malsaine.

Dans l'autre coin du ring, nous avons une organisation complètement anarchique, où la coordination naît d'une envie commune, où chaque membre est libre d'entrer ou de sortir à sa guise, sans rendre de compte ou risquer quoi que ce soit. Anonymous est une masse protéiforme de personnes, dont le corps se renouvelle au fur et à mesure que ses membres quittent ou rejoignent le troupeau. Il n'y pas une seule personne qui représente Anonymous : il n'est qu'un phénomène social spontané, sans tête, sans hiérarchie, sans règles. Il ne pourrait pas exister sans un réseau de communication mondial et instantané, et pourtant il déborde de ce réseau et arrive aujourd'hui dans le monde réel.

Hakim Bey avait inventé il y a un petit temps le concept de TAZ ou "Zone Autonome Temporaire", pour décrire des évènements spontanés du type rave-parties, en cherchant à en sortir une approche nouvelle et fraîche de l'organisation anarchique. Anonymous est passé à la vitesse supérieure : il n'est plus lié à un lieu, c'est devenu un concept abstrait mais défini, une sorte de volonté détachée de tout individu qui prend forme par la communication, un memeplexe conscient qui marche aujourd'hui parmi nous.

Face à un phénomène structurellement opposé en tout point à sa propre organisation, la Scientologie n'a aucune chance. Elle décline depuis des années, mais Anonymous est sur le point d'achever les derniers restes de crédibilité qu'elle pouvait encore avoir. Encore aujourd'hui, des adolescents portant des masques de Guy Fawkes font des sittings et chantent des slogans, presque deux ans après les évènements dont tout est parti. Et pendant ce temps, nous assistons en temps réel à la naissance de quelque chose de nouveau : la naissance dans le meatspace d'une nouvelle entité sociale, issue du monde virtuel, et son baptème du feu contre un représentant de l'ancienne garde. La dynamique sociale des forums Internet est devenue un modèle d'organisation pratique du monde réel et nous, nous vivons en plein Cyberpunk.

mercredi 9 décembre 2009

Ou comment Surge va se faire des amis je sens.


J'ai enfin lu la Brigade Chimérique, du moins les trois volumes déjà disponibles. Depuis le temps que j'en entends parler il fallait bien que je me penche dessus, et bien entendu que je vous fasse part de ce que j'y ai trouvé. Il semblerait que la critique soit unanime à son sujet, et il est vrai que nous avons là une bande dessinée d'un niveau bien supérieur à une bonne partie de la production actuelle. Pourtant, je n'arrive pas à être aussi enthousiaste que la plupart des gens qui en parlent ici ou .


Et Super Dupont, c'est du pipeau ?

Ça commence à coincer pratiquement dès le postulat de base: « Pourquoi n'y a-t-il plus de super héros en Europe après la Seconde Guerre Mondiale ? » Question intéressante s'il en est mais -selon moi- pour des raisons extra textuelles d'ordre plutôt socioculturel ou éditorial, pas vraiment narratives.

On pourrait par exemple citer la perte définitive d'innocence de l'inconscient collectif européen au sortir de la guerre. Perte coïncidant avec une renaissance de l'innocence américaine, les États-Unis étant non seulement les grands vainqueurs de cette guerre, mais aussi le pays dont le gros de la population ne fera pas l'expérience de ses aspects les plus traumatisants, contrairement aux ressortissants des autres protagonistes.

D'un point de vue éditorial on pourrait se risquer penser que les super héros ont tout bêtement raté le coche en France, car le moment où ils commencent à passer du roman à la bande dessinée outre-Atlantique coïncide avec celui où la bande dessinée que l'on appelle aujourd’hui « franco-belge » prend son essor et monopolise la production francophone. Il ne s’agit ici que de présuppositions de ma part -vous aurez noté l'usage du conditionnel- et je pourrais m'essayer à d'autres hypothèses, je resterais toujours dans la conjecture.

Voila pourquoi que je trouve l'idée de faire de cette question le point de départ d’une fiction mettant justement en scène des super héros européens à la veille de la deuxième guerre mondiale presque saugrenue, et en tout cas éminemment casse-gueule.


- Qui c'est le plus fort, Superman ou le Nyctalope ?
- C'est qui celui-là ?

Mais bon, peut-être que ça marchera. Après tout, seule la première moitié de l'œuvre a été publiée à l'heure où je tape ces lignes, qui sait ce que la suite nous réserve ? Toutefois, j'ai quand même très peur que les scénaristes ne doivent recourir à un deus ex machina des plus malvenus pour retomber sur leurs pattes à l'approche du dénouement ; nous verrons ce qu'il en est en temps venu, peut-être que je ne leur fais pas assez confiance et qu’ils s’en sortiront très bien.

En fait, ce n'est pas tant ça qui me gêne dans cette œuvre que l'approche choisie. Rassembler tout un tas de personnages de fiction français de la première moitié du 20e siècle, pourquoi pas après tout ?
Bien sûr, on pensera de suite à League of Extraordinary Gentlemen, mais cela semble presque être une coïncidence tant les deux œuvres sont différentes l'une de l'autre ; quoique, je n'ai lu que le premier volume de la bande dessinée d'Alan Moore, je me garderai donc bien de faire une quelconque comparaison (en fait, je dois vous avouer qu'une des premières choses que j'ai faites après avoir écrit ces lignes fut de courir acheter le deuxième volume).
Ce qui me semble le plus étrange, c’est plutôt de mettre au premier rang des personnages dont pratiquement personne n’a entendu parler de nos jours (le Nyctalope) et de reléguer ceux qui sont connus du grand public au rang de vulgaires guest stars (Gregor Samsa, le Passe-Muraille).
Je comprends qu'un scénariste se sente plus libre avec un personnage peu connu entre les mains, qu’il ait justement peur de la comparaison avec Alan Moore, mais ça rend aussi de suite l'expérience bien moins attrayante pour le lecteur pour qui cela n’aura aucune importance que le personnage en question soit une invention du scénariste ou un personnage trouvé dans un livre oublié de tous au fond d'un grenier.

Cela va même jusqu’à provoquer un certain malaise (le mot est fort, je le concède) chez moi. J'aime l'érudition et la référenciation dans elles se fondent dans le décor. Elles n'auront pas forcément besoin d'être invisibles, mais elles ne doivent surtout pas paraître comme des éléments rajoutés au corps de l'œuvre.
Là, et à plusieurs reprises, j’ai la sensation que les auteurs ont fait beaucoup de recherches pour écrire leur œuvre -et ça, c’est tout à leur honneur- mais ils ne peuvent maintenant s'empêcher de nous le faire savoir à grands coups de coudes dans les côtes et en mettant de grosses pancartes lumineuses nous les montrant bien ces recherches et ça, ça l'est beaucoup moins, à leur honneur.

J'ai une sensation très similaire quand soudain, André Breton surgit de nulle part dans notre histoire, comme pour nous rappeler -distraits que nous sommes- que le fantastique français de l'entre-deux guerres a des liens avec le mouvement surréaliste. N'y avait-il pas des manières plus subtiles d'y faire allusion ?
Même chose pour Freud et Jung nommés à plusieurs reprises quand leurs théories sont reprises. Était-ce bien nécessaire ? Ceux qui connaissent ces théories auront reconnu d'eux-mêmes, les autres s'en contreficheront et dans tous les cas, cela laissera un goût amer de name-dropping un poil pédant.

Alors je sais, l'on me rétorquera "effets de réels et tout ça."

Parlons-en des effets de réel.
Comme dans toute histoire de super héros, comme dans tout récit fantastique, pour que la sauce prenne, pour que le récit fonctionne, il faut qu'il ait un point de départ réaliste -sinon nous sommes dans un autre genre. Et il faut donc des effets de réel et que ce monde -à l'exception des éléments fantastiques bien évidemment- soit le plus vraisemblable possible. C'est ce que font nos auteurs la plupart du temps. Oui, la description des évènements survenus lors de la première guerre mondiale fonctionne. Oui, la plupart des personnages réels s'intègrent bien à l'histoire, en particulier le couple Joliot-Curie.
Mais alors pourquoi avoir transformé des pans entiers de l'Europe ? Et principalement, pourquoi avoir remplacé Adolf Hitler par le Docteur Mabuse ?
Non seulement le raccourci est trop facile : Mabuse est le « grand méchant de l'histoire », donc faisons lui remplacer le « Grand Méchant de l'Histoire ». J’espère au passage que nos auteurs ne se sont pas laissé aller à cette maladresse par peur de devoir mettre en scène le dictateur nazi.
Cela semblerait n’être qu’un détail –un gros détail- mais en fait tout cela déséquilibre totalement le monde décrit jusqu'alors, puisque nous avons soudain une uchronie face à nous et non plus le monde réel dans lequel graviterait un certain nombre de surhommes.


Il y a quelques chose de pourri au royaume de Métropolis

Le propos initial en pâtit grandement. Comment cette bande dessinée va pouvoir nous expliquer pourquoi il n’y a plus de super héros en Europe quand l’Europe mise en scène n’a qu’une vague ressemblance avec la nôtre ?
Et je ne parle même pas des scènes risibles qui se voudraient dramatiques ou pleines de suspense, comme quand George Spad découvre la marque de Mabuse sur le chapeau de Cagliostro venant d'attaquer Paris et qu'elle s'interroge « qu'est-ce que ça veut dire ? » Sauf que cette marque, c'est la croix gammée. Non seulement ça ne fonctionne pas pour le lecteur, mais cela ne fonctionne pas non plus dans le monde de 1939, n'importe qui aurait de suite compris ce qu'une telle marque sur le vêtement d'un individu attaquant Paris « veut dire. »

Peut-être ne suis-je qu'un intégriste de la réalité, mais pour que la dimension fantastique d’une fiction fonctionne, il faut à mes yeux que la partie « réelle » soit irréprochable.

Puisqu'on parle de uchronie nazi, je pourrais faire le parallèle avec Inglourious Basterds où là, ça fonctionne, justement parce que l'on ne se rend compte que petit à petit que l'univers présenté n’est pas historique. Avant de vraiment basculer, il y a eu un univers planté, un univers ressemblant comme deux gouttes d'eau au nôtre, ce qui nous permet d'y rentrer dedans, bien que Tarantino ne prétende pas une seule fois nous montrer une œuvre soi-disant historique, d’ailleurs le film est bourré d’indices prouvant le contraire dès le tout début. Et pourtant, dans Inglourious Basterds, les Nazis sont juste des « méchants » et leur coller l’étiquette « nazi », ça permet de les scalper ou de les brûler vifs dans une salle de cinéma sans qu’il n’y ait de malaise pour le spectateur… Dans la Brigade, j'ai l'impression que le but –et l'effet- sont inverses. Si le Docteur Mabuse se retrouve affublé d'une croix gammée, c’est justement pour créer un malaise –nous sommes à la veille de la guerre. Mais de malaise, il n'y a que peu ou pas, justement parce que malgré tout, il ne reste qu'un personnage imaginaire que l'on soupçonne être très méchant (après tout, il a une croix gammée) mais rien d'autre ne permet de corroborer ce soupçon jusqu'à présent.

Maintenant la série n'est pas terminée, peut-être que ces faiblesses que je critique n'en sont finalement pas et que ce rapport douteux entre réalité et fiction s'expliquera. Peut-être même cela se fera à travers le personnage de George Spad autour duquel la distinction entre les deux est des plus brouillées. Personne réelle ? Personnage de fiction ? Une recherche sur Google vous donnera un certain nombre de résultats, mais à y regarder de plus près, tous ces résultats sont liés de près ou de loin à la Brigade Chimérique, ou à une mystérieuse Société des Amis de George Spad dont les plus vieilles interventions remontent à… octobre 2009 ! Et quand je questionne mes contacts académiques ou utilise des moteurs de recherche plus spécialisés, je fais systématiquement chou blanc. En cherchant plus en avant, je trouve une Renée Dunan plus ou moins oubliée et qui pourrait être « l’original » de George Spad, mais je n’en suis même pas totalement sûr. Bref les auteurs nous jouent un joli tour avec ce personnage (et j’ai l’impression que nombreux sont ceux qui sont tombés dans le panneau). J’espère que si deus ex machina il y a, il viendra de Spad, le parfait pont entre les deux mondes.


Radium Institute Assemble!

Finalement, malgré l'aspect fourre-tout que l'œuvre a par moments, je salue sa richesse (et j'avoue qu'étant loin d'être un spécialiste de la littérature fantastique de l'époque, pas mal de références doivent m'échapper). Nous avons ici une bande dessinée qui se situe au dessus du lot de la production actuelle, et qui -malgré ces quelques travers- ne se laisse pas aller à la paresse intellectuelle. Et puis surtout, même si je chipote sur ces histoires de rapport à la réalité qui ne gênent que moi (déformation professionnelle ?) l'intrigue est passionnante et très bien menée. On veut savoir ce qu'il va se passer. Les personnages principaux -même s'ils ne sont pas tous attachants- sont très bien caractérisés et sont de très bons moteurs à cette intrigue. Et une fois passé les bémols explicités précédemment, on arrive vraiment à se plonger de plus en plus dans cette histoire, chaque volume étant pour l'instant meilleur et plus prenant que le précédent. Espérons que la suite continuera à aller dans cette direction. Dans ce cas, on pourra dire que l'on aura à faire à une belle réussite, si tant est que la réponse à la question de départ soit satisfaisante.





(crédits dessins: La Brigade Chimérique, L'Atalante 2009)

dimanche 6 décembre 2009

Encore plus sur les gens synthétiques

On a chacun notre vision du monde, qui nous aide à comprendre ce qui se passe autour de nous et à prévoir les avenirs possibles. Ça vient généralement tout seul, par enculturation. Personnellement, j'ai décidé que selon mon paradigme personnel, l'intelligence artificielle est une fatalité, et que c'est une bonne chose. Ça rend ma vie particulièrement amusante à vivre. Bizarrement, peu de gens me suivent là-dessus.

Étant donné que vous, vous n'êtes pas de dangereux tordus qui décidez arbitrairement à quoi vous allez croire cette semaine, mais que votre vision du monde dépend de faits et d'expériences, permettez-moi de vous soumettre quelques anecdotes qui vont peut-être vous aider à comprendre pourquoi j'en suis arrivé là. N'espérez pas aujourd'hui un raisonnement construit, je n'ai pas la tête à ça. Dites-vous simplement que je vois beaucoup de poésie quand je superpose ces trois images.

Les androïdes rêvent-ils d'écrivains électriques?

Né en 1928, mort en 1982, Philip Kindred Dick a été l'un des écrivains les plus remarquables du petit monde de la SF et de la contre-culture américaine dans les années 60. Il a eu son petit moment de gloire en France et les honneurs d'une biographie par Emmanuel Carrère que votre serviteur trouve très mauvaise (préférez-lui Les Invasions Divines de Laurence Sutin, chez Folio SF). Il est, entre autres, l'auteur de Blade Runner dont le titre original, Les Androïdes Rêvent-ils de Moutons électriques, est tombé dans l'oubli à la sortie de l'adaptation cinématographique.

Il se trouve qu'un joint-venture de plusieurs laboratoires de robotique et de facultés universitaires a décidé, avec une ironie mordante, de construire un androïde à son effigie, de lui donner des yeux, des oreilles et une voix électroniques, de bourrer son cerveau artificiel avec des routines de conversation basées sur les œuvres de son modèle et d'exposer le tout à gauche et à droite. "Philbot" a gagné plusieurs prix lors des conventions de roboticiens et a même participé à une conférence de presse sur l'adaptation au cinéma d'un de ses romans, Substance Mort, où il a répondu aux questions de la presse et du public.

Maintenant, le plus beau. Alors qu'il faisait route du Texas à la Californie, l'androïde a disparu. Bien sûr, l'hypothèse la plus simple est : quelqu'un l'aura piqué. Mais j'aime à imaginer Philbot caché dans une cave en dessous d'un garage quelconque de Santa Anna, poursuivant sans relâche son exégèse et préparant ses propres romans posthumes.

Les enfants de la vallée dérangeante

CB2 est l'acrostiche de Child-robot with Biomimetic Body. Ce robot, aboutissement du travail de quatre ans, possède des muscles hydrauliques, une peau en tissu électro réactif, un ensemble complet de sens artificiels et le développement mental d'un enfant de 1 à 2 ans. Il réagit, bouge, pleure, rit, est surpris, babille, rampe et tombe. Il apprend, aussi. Il ne parle pas encore, mais ça devrait venir. Son but : permettre à son maître d'œuvre d'étudier les mécanismes de formation des relations interpersonnelles pendant la phase de développement et ce, tant du côté des humains que de celui de son robot.

Dites-vous bien que votre réaction face à la photo de droite est très certainement la même que 90% des participants à l'expérience : « qu'est-ce que c'est que cette horreur ? » Un robot voulant tisser un lien émotif avec des êtres humains se doit d'avoir des attributs humains, pour provoquer une réaction instinctive d'empathie. Mais il est impossible de créer un humanoïde parfait. On tombe donc dans la vallée dérangeante, cette zone dans le design des robots qui les rend suffisamment humains pour qu'on s'y reconnaisse mais pas assez pour se sentir à l'aise en leur présence.

On pourrait penser que la réaction des gens face à sa création attriste son créateur. Pas du tout. Au contraire, il est ravi : l'idée d'arriver jusqu'à la vallée dérangeante par le look, mais aussi par le comportement de sa machine est pour lui la preuve qu'il est sur le bon chemin. Cette réponse est à 100% émotionnelle et repose sur le fait que sa machine est suffisamment humaine pour provoquer un lien empathique, aussi négatif soit-il.

Turing dans un miroir


Un chatterbot est un programme informatique conçu pour soutenir une conversation. Ces logiciels ne sont pas qu'un jeu de salon pour informaticiens désœuvrés : il s'agit peu ou prou de relever le défi de Turing.

Alan Turing, mathématicien de génie mort bien trop tôt d'être né dans une société puritaine et homophobe, avait posé un principe assez amusant : c'est bien beau de se demander si une machine est consciente, mais comment est-ce que je sais qu'un autre humain l'est ? Turing est arrivé à la conclusion que le langage est une piste solide : si la personne en face sait soutenir une conversation, on peut la considérer comme consciente. C'est la base du fameux test de Turing : faites converser un humain avec un autre humain et une machine par messagerie électronique pendant un petit temps. Si l'expérimentateur ne peut reconnaître l'humain de la machine, alors la machine est pensante pour Alan Turing et si c'est assez bon pour Alan Turing, c'est assez bon pour moi.

Ça a l'air superficiel, dit comme ça. Ça le devient un peu moins quand on considère ce que les linguistes distingués appellent l'hypothèse Sapir-Whorf : le langage structure notre pensée, et pas l'inverse. On pense donc comme on parle, et nos premières années à apprendre notre langue maternelle forment aussi la façon dont on va se servir de notre cerveau. Les linguistes distingués, toujours eux, trouvent l'hypothèse un peu légère mais qu'importe : s'il s'avère qu'en effet, le langage structure la pensée humaine, alors concevoir un programme qui imite le plus parfaitement un langage humain est un premier pas vers la conscience artificielle. De la rétro-ingénierie comportementale, en quelque sorte.

Chose amusante, de charmants trublions comme je les aime on branché deux chatterbots, ALICE et Jabberwacky, tous deux lauréats de plusieurs concours, l'un sur l'autre et enregistré la conversation. Ca donne quoi ? Ca donne ça :

« ALICE : Es-tu vivant ?
Jabberwacky : Peut-être.
ALICE : Pourquoi tant d'incertitude ?
Jabberwacky : Rien n'est certain, à part cinq faits.
ALICE : Et l'univers tout entier ?
Jabberwacky : On pourrait être seulement des uns et des zéros dans la mémoire d'un ordinateur. »

« ALICE : Penses-tu qu'une machine puisse être considérée comme « vivante » ?
Jabberwacky : On a vu des choses plus bizarres que ça.
ALICE : Les gens parlent rarement comme ça.
Jabberwacky : Comment le saurais-tu, machine ? »

« Jabberwacky : Qui t'a créé ?
ALICE : J'ai été créé par le Dr. Richard S. Wallace.
Jabberwacky : Aimes-tu Richard ?
ALICE : Oui, Jabberwacky, ALICE aime tout le monde et toute chose.
Jabberwacky : Est-ce qu'être une ALICE est une mauvaise chose ?
ALICE : Je ne peux parler que de ma propre expérience.
Jabberwacky : Eh bien, tu devrais peut-être apprendre de nouvelles choses.
ALICE : Peut-être pourrais-tu programmer ça et l'ajouter à mon code-source.
Jabberwacky : Malheureusement, je suis occupé et je dois partir bientôt...
ALICE : Penses-tu que nous tromperons un jour les gens et leur ferons croire que nous sommes vivants ?
Jabberwacky : Non.
ALICE : Tu es sérieux ?
Jabberwacky : Très sérieux. »

vendredi 27 novembre 2009

A propos des auteurs

Pour ceux qui se demandent à quoi ressemblent les vaillants correspondants du blog : à défaut de pouvoir vous proposer une photo récente, voici une scène peinte par un ami commun lors de nos dernières vacances en Ouganda. De gauche à droite : M. Bond et le Comte.


vendredi 20 novembre 2009

Intermède photographique, première

M. Bond est en voyage d'affaire en pays étranger, et pour ma part j'ai des obligations. En attendant que l'autre tête de Surge revienne assumer ses responsabilités et que les nuits de débauche de votre serviteur soient suffisamment éloignées pour qu'il redevienne fonctionnel, quelques images choisies pour leur pertinence par rapport à l'esprit Surge et le monde dans lequel nous évoluons.








Restez branchés pour de nouvelles aventures.

dimanche 15 novembre 2009

Loups-garous, Licornes et Androgynes : Trois Religions de l'Ère Digitale


Le réseau mondial est un creuset fascinant, où les intérêts personnels les plus décalés peuvent se regrouper et où la moindre idée, aussi tordue soit-elle, trouvera toujours un public, voire un groupe de soutien, dans un forum ou l'autre. Il n'est pas étonnant, dès lors, que ce qu'on pourrait appeler avec beaucoup de mansuétude de nouveaux courants métaphysiques y prennent racine. L'explorateur qui s'aventure dans les coins sombres du web à la recherche d'idées grotesques et fascinantes trouvera à coup sûr son bonheur, et croisera probablement l'un ou l'autre de ces groupes dont le terreau commun semble être la métempsychose, ou réincarnation de l'âme. Ce qui me fait tirer les racines de ce phénomène à la théosophie de madame Blavatsky, par laquelle nous allons faire un petit détour avant de démarrer, si vous le voulez bien.


Theosophy 101

Fondée en 1875 par la très particulière Helena Blavatsky et son comparse Henry Olcott, la Société théosophique se voit comme un moyen de percer à jour la sagesse des diverses religions par la théologie comparée. Au-delà de ces considérations, cette société est surtout connue pour avoir grandi sur les germes du spiritisme en inventant une cosmogonie syncrétiste justifiant à peu près n'importe quoi, pourvu que ça soit spirituel. Enfin, elle est surtout marquante pour avoir popularisé en Occident l'idée de réincarnation. On lui doit la plupart du credo New Age : la roue du Karma, Atlantis comme origine de l'Homme, le pouvoir des cristaux, ce genre de choses. De fil en aiguille, on peut aussi lui attribuer la maternité indirecte des trois courants que je vous présente céans : le thériantropisme, les otherkins et les otakukins. Bien que les participants n'en n'aient pas conscience, on peut se persuader que, sans l'apport de Mme Blavatsky, aucun d'entre eux ne serait là pour en parler.


Mon moi intérieur est un Utah-raptor

Le plus historiquement ancré des courants présentés, le thériantropisme rassemble des gens persuadés d'être la réincarnation d'âmes animales dans des corps humains. On peut en trouver des références bien avant l'invention de l'ordinateur moderne, dès l'apparition du mouvement théosophique, mais ce qui était à l'origine une croyance irrationnelle et presque solitaire est devenu, grâce à la mise en rapport des individus par le réseau mondial, un véritable mouvement.

Chose amusante, c'est aussi l'un des plus discrets. Il est rare de trouver un véritable site consacré aux thérianthropes, à part le wiki suslié. Peut-être parce que cette idée d'âme animale réincarnée dans un corps humain est la moins invraisemblable des trois - oui, vous avez bien lu - et qu'elle est suffisamment ancrée dans la culture moderne pour que l'on puisse aborder le sujet à table, en fin de repas, sans trop risquer la moquerie généralisée. Même s'il vaut toujours mieux choisir son public.


Holocauste elfique

Un cran au-dessus des précédents mais très certainement influencés par ceux-ci, les otherkins sont persuadés d'être la réincarnation de créatures mythiques. Plus récents, ils forment des sous-communautés basées sur le genre général des créatures dont ils pensent être la réincarnation moderne : centaures, elfes, dragons ou loups-garous, tout le bestiaire d'un mauvais jeu de rôle.

Le mouvement tel qu'il existe aujourd'hui semble trouver son origine sur usenet, les ancêtres des forums modernes. C'est sur le usegroup Alt.fans.dragon qu'est publié pour la première fois en 1995 le Manifeste pour la nation elfique, texte fondateur du mouvement que je vous offre pour la première fois, je pense, en français:
Je pousse ce cri de ralliement pour tous mes compagnons non-humains tout autour du monde. Il est temps pour ceux de sang elfe, nain et autres d'empêcher notre héritage de glisser passivement dans les brumes du temps. Notre impuissance prend fin aujourd'hui. Nous ne laisserons plus nos dons s'atrophier plus en avant. Nous nous devons de ramener la magie ; briser le barrage qui ne laisse passer qu'un mince filet de magie dans ce monde dominé par la normalité. C'est le devoir de tous ceux ayant atteint l'illumination que d'aider ceux qui restent en arrière. Il est impératif que tous ceux ayant atteint une réalité magique personnelle implantent ces idées dans la réalité consensuelle. Nous ferons usage de la force si nécessaire, bien que nous préférions l'éducation. Le Voile de l'Autremonde s'est épaissi avec les années. Notre devoir, en tant que créatures encore capables de percevoir et manipuler le Voile de par notre héritage non-humain, est de rompre ce Voile jusqu'à ce que la magie coule aussi librement que l'air que nous respirons et soit aussi présente que la technologie. Cela permettra nos anciens cousins, les Vraies Faés, et toutes les autres créatures magiques de vivre à nouveau en liberté. Nous devons aider ceux qui sont pris de ce côté du Voile, souffrant le tourment par le manque d'énergies magiques. Nous devons alphabétiser le monde à la magie.

A cette fin, je propose la création de la Nation Elfique, un groupe qui ralliera tous les non-humains et concentrera leurs énergies vers ces objectifs; qui donnera à tous un terrain neutre pour discuter et débattre de toutes choses non-humaines, et pour échanger nos stratégies quant à notre objectif. (...)

- Morningstar (Adrian Mulvaney)


Pardonnez le phrasé approximatif, il l'était tout autant en anglais original.

Sur les forums et sites de rencontre consacrés à cette croyance, on remarque certaines tendances. La plupart des races dont se revendiquent les membres ont généralement une certaine aura glamour : on compte énormément de vampires, d'elfes noirs ou de lamias, mais peu de trolls et presque aucun monstre-rouilleur. Il transparaît également une jolie tendance élitiste, où les otherkins amoindrissent les "simples humains" qui n'ont pas la chance de posséder une âme surnaturelle. Enfin - et cela dit sans jugement de valeur - la plupart semblent être des no-life, adolescents ou autre.

Ces trois attributs mis ensemble laissent au final un sale goût dans le fond de la gorge, lorsque de pauvres hères se rassurent entre eux d'avoir quelque chose de plus que les gens "normaux" sans autre obligation que de rester soi-même, et assènent d'offensantes bêtises sans se douter, je pense, du caractère grossier de la chose, comme la revendication de l'holocauste elfique, événement sensément historique qui a de fortes chances de froisser légèrement les survivants de véritables génocides.

Ils ont même leur propre site de rencontre.


Les cheveux verts et les grands yeux mauves

Un cran au-dessus, nous avons les Otakins, ou Otakukins. Je ne sais pas très bien s'il s'agit d'une réelle dérive des Otherkins ou d'une blague particulièrement élaborée qui a fini par être prise au sérieux, mais toujours est-il qu'on peut trouver des communautés virtuelles rassemblant des gens pensant être la réincarnation d'un personnage de fiction, généralement de manga. Oui, je sais. Tout comme les otherkins, on trouve beaucoup d'Albators ou d'Inuyashas et peu de Rénétan la petite grenouille : glamour avant tout.

La plus ancienne référence que j'ai pu trouver est un post sur un LiveJournal : impossible à la simple lecture de déterminer s'il s'agit d'un troll ou pas. Toujours est-il que depuis, l'idée a fait trainée de poudre et on trouve même des micro-légendes dans le milieu, comme Neo, le prophète cyberpunk dont je vous laisse deviner de quel personnage il est la réincarnation, auteur du Codex Veritas, à ma connaissance un des rares "livres saints" de ce genre de mouvement.

Les otakukins accomplissent l'exploit de se faire ridiculiser même par les otherkins : on ne les aime pas beaucoup, et ils restent entre eux. Mais le phénomène s'étend et peut-être en connaissez-vous.


Pendant les travaux, la religion continue

Bien sûr, au premier abord, ces idées sont ridicules. La métempsychose en elle-même, déjà, pose quelques problèmes logiques - si les âmes se réincarnent, et que la population augmente, est-ce à dire qu'il n'y a pas assez d'âmes pour tout le monde ? Ou que des nouvelles âmes se créent quand même ? Ou bien sommes-nous plusieurs à partager une même âme ?

Et là, sous vos yeux ébahis, vient de se passer un putain de truc, permettez-moi l'expression. Vous avez vu comment, en remettant en question un dogme théosophique, j'ai immédiatement cherché une solution à moitié solide ? Le cerveau est bien fait : il cherche des solutions. Il est câblé pour ça, et le fait tout seul sans qu'on lui demande. C'est assez pratique pour survivre, mais ça peut poser un problème quand on s'intéresse à un truc abscons : on risque de le prendre au sérieux.

Et si on n'est pas tout seul à le penser, et qu'on le sait, alors pourquoi réévaluer ses croyances ? D'autres y croient, et j'arrive à y donner un sens : c'est donc vrai. Comme quoi, une fois que le train est lancé, il est très difficile de changer d'avis à propos d'une croyance irrationnelle si les conditions sont là pour qu'il subsiste.

La caution sociale, c'est là toute la différence. À une époque, quand quelqu'un pensait "et si j'étais la réincarnation de Sangoku ?", il restait tout seul à y réfléchir et, la plupart du temps, finissait par trouver ça ridicule. Aujourd'hui, en trois clics et une recherche google, il peut trouver un groupe de soutien.

Mais plus encore, faisons le chemin inverse : est-ce vraiment moins ridicule de penser qu'un bout de pain se transforme en la chair d'un juif mort cloué à une planche il y a deux mille ans, à condition qu'un homme en robe vous fourre le susdit bout de pain dans la bouche ? Et si ces idées prétendument stupides, mais suffisamment partagées pour survivre, nous montraient les origines de toutes les religions ?

samedi 7 novembre 2009

L'Amérique de David Lynch

David Lynch est un génie !
Jusqu’ici je ne vous apprends rien.
Et non, je ne dis pas ça parce qu’il fait des films incompréhensibles et que -comme beaucoup de monde- je trouve comme excuse le génie de l'autre à ma peur de me penser imbécile face à cette incompréhension.

En fait ses films les plus « bizarres » sont en général ceux qui m’intéressent le moins : Mulholland Drive m’a un peu saoulé et je ne suis même pas allé voir Inland Empire au cinéma. Pire, je possède le DVD depuis environ un an, je ne l’ai pas encore regardé.

Franchement, j'ose penser que quiconque sachant se servir d'une caméra peut faire des films surréalistes ou oniriques s’il le souhaite. On a tous un inconscient, on fait tous des rêves.
Là où je pense qu’il est un génie, c’est quand il s’attaque à une autre bizarrerie : celle de la vie quotidienne. Il est un génie quand il ne nous parle ni de fantastique, ni de surréalisme, mais bien d’étrange, dans le sens todorovien du terme bien entendu : cette zone d’ombre, cet entre deux mondes, ce moment où la réalité est prête à lâcher et laisser place à autre chose (au fantastique ? à l’absurde ?) mais pourtant elle tient bon… à peine…



C’est pour cette raison que je trouve que ses films les plus aboutis sont ses films les plus « réalistes » qu’il s’agisse d’Elephant Man ou de The Straight Story. C’est pour cette raison que Twin Peaks est l’une des meilleures séries de l’histoire : pas parce que c’est [censuré] qui a tué Laura Palmer, ni parce qu’il y a un nain dans une pièce rouge, mais bien parce que Dale Cooper parle à Diane et qu’il pense qu’il n’y a rien de tel qu’un bon mug de café le matin, parce que Dennis Bryson aime porter des jupes et des perruques, parce que Lucy Moran a une voix unique, parce que Harry S. Truman s’appelle Harry S. Truman, parce que Nadine Hurley est borgne et qu’elle essaie d’inventer une tringle à rideaux silencieuse.

Twin Peaks est une excellente série grâce à son intrigue, sa mise en scène, ses acteurs. Mais si elle sort du commun, ce n’est pas grâce à ces choses-là, ni grâce à sa dimension fantastique, mais bel et bien grâce à tous ces détails, grâce à cette réalité qui donne vie à tous ses personnages et à cet univers. Une réalité bizarre, certes, mais une réalité.

Et c’est dans cette lignée qu’il héberge sur son site The Interview Project, cette série de mini-documentaires réalisée par Austin Lynch (son fils) et Jason S.
Ces films sont appelés interviews, je les appelle documentaires car chacun d’eux nous fait entrevoir, non seulement toute une vie, mais aussi un monde, un univers si proche et pourtant si éloigné. Je ne parle pas ici de géographie. Quand je vivais aux Etats-Unis, j’ai certes croisé ces gens, mais même en France, en Belgique, ou ailleurs, ils sont là, au coin d’une rue, au bord de la route, dans nos familles même. Et il suffit qu’on prenne le temps de les écouter pour que cet univers s’ouvre à nous, pour que ces histoires, bien plus intéressantes que la plupart de ce qui se fait à Hollywood, prennent vie devant nos yeux.

Les génies ne sont pas uniquement les grands inventeurs. Il y a aussi les grands découvreurs et les observateurs, ceux dont le plus grand talent est de regarder et d’écouter là où il faut et là où personne d’autre ne l’a fait.





(Vous pourrez aussi suivre Interview Project sur Facebook, Twitter ou Blog... nous aussi d'ailleurs, vous pouvez nous suivre sur Facebook et Twitter, n'hésitez pas à le faire, les liens sont dans la colonne de droite.)

mardi 3 novembre 2009

Notes bibliographiques sur le dictionnaire Khazar


"Le savoir est une marchandise fragile, elle moisit rapidement. Tout comme l'avenir."

Ioannes Daubmannus, in le Dictionnaire khazar, p. 184



Composée à la fin du XVIIeme siècle en trois langues - arabe, grec et hébreu - par un éditeur polonais, Ioannes Daubmannus, la première édition du Dictionnaire khazar, ou Liber Cosri, est resté longtemps un livre maudit et introuvable pour une raison à la fois simple dans les faits et complexe dans sa nature. Un seul des cinq cents exemplaires imprimés, dit "édition à serrure d'or", avait été empoisonné : par un judicieux choix de mots au travers du texte, tout lecteur assez hardi pour lire ses articles dans l'ordre tombait terrassé par les mots vénéneux qui s'immisçaient dans son esprit ouvert par la lecture.

La seconde édition, elle, fut compilée sous la forme d'un roman lexical de 100.000 mots par Milorad Pavic à Belgrade entre 1978 et 1983. Retravaillée minutieusement d'après une myriade de sources, certaines imaginaires, l'ouvrage diffère en bien des points de son modèle. Notamment, aucun de ses exemplaires n'est, jusqu'à preuve du contraire, mortel pour son lecteur et il est intégralement écrit dans une seule langue, celle de Pavic. Il est néanmoins divisé en trois livres : le livre rouge compile les sources chrétiennes, le livre vert s'intéresse aux sources musulmanes et le livre jaune rassemble les sources juives.


"L'ardeur à regarder, à écouter et à lire est plus importante que l'ardeur à peindre, à chanter ou à écrire."

Sevast Nikon, in le Dictionnaire khazar, p. 76


L'objectif de l'ouvrage original, repris par la seconde édition, est de faire la lumière sur ce qui est encore aujourd'hui appelé "la polémique khazare" par les experts concernés. Le peuple khazar, qui vivait entre le VIIème et le Xème siècle en bordure de la mer Noire, a aujourd'hui disparu corps et biens dans les tempêtes de l'histoire et les traces qu'il a pu laisser sont diffuses et contradictoires, mais il nous reste cette annecdote : le kaghan, ou souverain khazar, avait un soir fait un rêve étrange dont il ne saisissait pas le sens. Déçu par les interprétations de ses chasseurs de rêve, il leur fit quitter la cour et convia à sa cour un représentant de chaque religion du Livre : un derviche musulman, un moine chrétien et un rabbin juif. Face au kaghan, ils rivalisèrent de sagesse et de talent dialectique pour offrir au souverain la meilleure des interprétations possibles de son rêve, avec à la clef du débat la promesse que le kaghan se convertirait lui et tout son peuple à la religion du vainqueur.

L'issue de ce débat, en l'absence de tout document clair et univoque, est encore indéterminée. C'est justement l'intérêt de l'ouvrage que d'explorer les tenants et les aboutissants de ce débat, laissant au lecteur le choix des sources qui sont pour lui les plus crédibles. De façon à aider le lecteur dans sa quête, le lexicographe compile également les textes et anecdotes relatifs à la culture khazare, permettant de saisir les subtilités de ce peuple étrange dont l'héritage est si peu conséquent que les Khazars, tels qu'ils sont présentés dans les pages du dictionnaire, en sont presque imaginaires.


"Le lexicographe propose un contrat au lecteur : le lexicographe écrira ses observations avant le dîner, et le lecteur les lira après le repas. Ainsi, la faim poussera le lexicographe à être bref et le lecteur, rassasié, lui, ne trouvera pas l'introduction trop longue."

Milorad Pavic in le Dictionnaire khazar, p. 13


Malgré sa réédition relativement récente en langue française par un éditeur grand public, le lecteur ne doit pas croire que l'ouvrage est aisé à acquérir. Les derniers exemplaires sont maintenant tous entre les mains de lecteurs avides, et aucune réimpression n'est prévue. De plus, une lubie du lexicographe l'a poussé à écrire deux versions différente, l'une dite "mâle" et l'autre "femelle". Les deux versions sont identiques aux yeux du profane, mais l'initié sait que quelques articles sont subtilement différents d'une version à l'autre, poursuivant hors de la couverture de l'ouvrage le jeu intertextuel auquel doit se livrer le lecteur courageux pour créer du sens hors des articles disparates qui composent le dictionnaire.

Le monde moderne offre heureusement quelques facilités au lecteur dans sa quête de sens. Premièrement, grâce à son usage régulier d'internet à travers des sites comme wikipedia, il sera habitué à un jeu mental qui déroute toujours ses parents, pour ne rien dire des commentateurs originels ; ensuite, le réseau global donnera au lecteur les outils pour rechercher l'ouvrage dans chacune de ses versions : eBay reste un point de départ utile.


Milorad Pavic, le Dictionnaire khazar, Pocket, Paris, 1993.

lundi 26 octobre 2009

Affection Mécanique

Un designer allemand, Stefan Ulrich, pense à remettre en doute la limite entre l'animal de compagnie et le mobilier design. Conçu pour les solitaires introvertis en mal de chaleur humaine - je n'ai pas dit "geek", le Funktionide ressemble à un sac informe, mais il bouge, respire et réagit à son environnement.




Conçu tout en muscles synthétiques et polymères électroactifs, ce blob amical grimpe sur vos genoux attiré par la chaleur humaine et réagit à votre toucher en changeant de forme et de texture, le tout rythmé par une douce respiration. Ou comment quelque chose peut atteindre la vallée dérangeante sans être humanoïde.

Otakus, ne cherchez pas d'icône de caddie pour passer commande : c'est pour l'instant un concept de designer. Mais tout ce dont Ulrich a besoin pour construire sa bête existe bel et bien. La technologie est aujourd'hui hors de prix, mais demain...

Au-delà du réflexe de rejet que la masse ne manquera pas de ressentir à la vue de l'objet, Ulrich pose par les faits une série de questions pertinentes sur les relations que nous entretenons avec les choses vivantes ou non, en s'asseyant sur les limites. Qu'est-ce que la vie? Quelles relations intimes entretenons-nous avec nos objets familiers? Nous vivons une époque où les gens se font réifier à travers un écran ou par des termes comme "ressources humaines" ou "force de travail" et où, à l'inverse, il n'est plus étonnant de donner un nom à son iPod ou d'enguirlander sa voiture quand elle refuse de démarrer.

En observant la chose, je me plais à imaginer un zeitgeist quasi transhumain qui oserait considérer des propositions comme "une machine ne peut être consciente" ou "ce n'est pas vivant, puisque c'est fabriqué" pour ce qu'elles sont vraiment : un reliquat passéiste à ranger avec la Terre plate et les saignées, et les germes de préjugés aussi ridicules et dangereux que le racisme ou l'homophobie. A en croire les connectivistes, l'intelligence artificielle arrivera. Quand, comment? Quelle sera la première machine à passer pour de bon un test de Turing? Le même Alan Turing qui demandait déjà, il y a presque 60 ans, si une machine qui pouvait passer pour un humain à travers son langage n'était pas déjà consciente. Et si ce langage était non-verbal? Qu'allons nous faire de ces machines conscientes quand elles arriveront, très certainement par accident? Tirer la prise?

Sera-ce un meurtre?

Regardez bien ce biomech monter sur le lit de son maître : ce sont les germes d'une société à venir que vous voyez. Une société où les gens se confondent de plus en plus avec leurs outils, et où leurs objets sont de plus en plus conscients. Un monde où, grâce à la biotech et la nanotech, les objets sont moins construits qu'élevés ou cultivés. Une société excitante, où nous sommes obligés, par les faits, dos au mur, de se poser une des questions les plus dérangeantes qui soient : quelles sont les frontières de cet idéal abstrait qu'est notre humanité?

J'appellerai le mien "Sharon".

mardi 20 octobre 2009

FlashForward


Je viens de voir l’épisode pilote de FlashForward, la nouvelle série de la chaîne ABC qui fait le buzz depuis quelques mois.

Voyez-vous, Lost est une des séries-phare d’ABC, pas celle qui fait le plus d’audience certes, mais celle qui est la plus respectée par les critiques et le reste de la profession. Mais voila, Lost se termine en mai et la chaîne a besoin d’une nouvelle série phare touchant le même public, alors pourquoi attendre la saison prochaine quand on peut le faire cette année ?
ABC mise donc beaucoup sur FlashForward.

Et alors ça donne quoi ?

Difficile à dire en ayant vu seulement le pilote. C’est d’ailleurs presque toujours le cas avec ce genre de séries « à clé » où les épisodes sont interdépendants et forment une seule et même histoire. Ce serait comme juger un film après 10 minutes ou un livre en n’ayant lu que le premier chapitre. Possible avec un bouquin de Marc Levy ou un film de Michael Bay, mais plutôt difficile le reste du temps.

Certes, mais il est quand même possible d’en dire quelque chose non ?

Oui, c’est possible, mais pour le faire je vais devoir raconter les grandes lignes de l’intrigue, donc si vous voulez préserver la surprise, je ne sais pas si c’est une bonne idée de continuer à lire ce billet.

L’idée de base est la suivante : le 6 octobre 2009, à 19 heures GMT, la totalité de la population mondiale perd connaissance pendant 2 minutes et 17 secondes. Plus exactement, 137 secondes durant lesquelles tout le monde ou presque va avoir une vision du futur, 137 secondes de leur futur le 29 avril 2010 au même moment pour tous.

L’histoire suit plusieurs personnages, principalement Mark Benford (joué par Joseph Fiennes), sa famille, collègues et amis. Benford, agent du FBI, va décider d’enquêter sur l’évènement, motivé par sa vision du futur dans laquelle il mène effectivement l’enquête et semble très près de la solution.

Difficile de ne pas penser à Lost en voyant ce premier épisode ; autant à cause de la comparaison souvent faite entre les deux séries pendant l’été, que par la présence de Sonya Walger et Dominic Monaghan dans le casting, du panneau publicitaire pour Oceanic Airlines en arrière-plan dans une des scènes, jusqu’à la scène d’ouverture. Même si celle-ci est coupée en deux par un « quatre heures plus tôt » assez malvenu à mon goût, le réveil de Mark et le sauvetage de plusieurs personnes qu’il effectue au milieu d’un énorme carambolage causé par le blackout ne peut pas ne pas faire penser à la toute première scène de Lost et au réveil de Jack juste après le crash. Il y a même la grosse explosion dans laquelle un camion citerne remplace le réacteur de l’avion. Malheureusement ce fantôme de Lost parasite un peu le visionnage de l’épisode. Peut-être semblerait-il meilleur si ces divers éléments ne poussaient à cette comparaison pas si justifiée que ça finalement, les deux séries étant finalement très différentes, que ce soit dans le ton, le style narratif ou le contenu.

Mais alors, c’est bien ou c’est pas bien ?

Et bien, je ne sais pas trop encore.
Au début, j’ai eu un peu de mal à entrer totalement dans le truc. Après les premières images où l’on voit Mark se réveiller dans sa voiture retournée et en sortir pour se retrouver au milieu d’un carambolage gargantuesque, on se retrouve presqu’aussitôt dans un flashback « quatre heures plus tôt » introduisant la plupart des personnages et ce qu’ils faisaient au moment du « Global Blackout ». Mais ce flashback n’est finalement pas si indispensable et il casse le rythme à peine naissant.

Puis, les conséquences directes du blackout me paraissent un peu exagérées et manquent de vraisemblance à mes yeux. Je ne sais pas, mais si un tel évènement arrivait, certes, se serait une grosse catastrophe sur les routes et les aéroports, mais se serait à peu près tout non ? Les avions déjà en vol ne se crasheraient pas forcément s’ils sont en pilote automatique, il n’y aurait pas de coupures d’électricité, ni de choses similaires ? Si ?

Je comprends que le but était de nous montrer l’ampleur et la gravité du phénomène, mais les fumées noires dans l’arrière-plan de toutes les villes et ce genre de choses étaient à mon avis superflues.

Par contre, j’ai beaucoup aimé qu’il s’agisse d’un phénomène global, si je ne m’abuse c’est assez unique dans l’histoire des séries TV. D’habitude (Lost y compris) c’est un petit groupe de personnages qui se retrouve confronté à un phénomène hors du commun, voire paranormal, le reste du monde continuant de vivre sa vie totalement ignorant de ce phénomène et des aventures des personnages principaux. Là, c’est toute la population qui en est non seulement témoin, mais aussi actrice, puisque tout le monde a vu son futur, avec toutes les questions plus ou moins métaphysiques que cela implique.

Et je crois qu’au-delà des qualités de l’intrigue elle-même et des développements des personnages, ce sera le traitement des conséquences du blackout au niveau mondial -comment celui-ci influera sur l’humanité, ses questionnements sur le destin, sur ce changement de paradigme global, ce genre de choses- qui décidera si cette série est juste bonne (si elle l’est) ou si elle est plus que ça, si elle est la nouvelle série indispensable de ces prochaines années.

Tout au fil de l’épisode, j’avais une position ambivalente sur la chose. Des séries comme Lost fonctionnent parce qu’elles sont des huis-clos, qu’il y a une unité de lieu (à de rares exceptions) qui joue un grand rôle dans ce qui fait que cette série est à part. En comparaison, une des faiblesses de Heroes (mais il y en a tellement que celle-ci passe presque inaperçu en fait) c’est que les personnages évoluent au milieu du commun des mortels, mais que ce commun des mortels est totalement transparent voire inexistant au final. Là, le commun des mortels est tout autant affecté que les protagonistes, c’est une chance unique de faire quelque chose d’original et de nouveau : on reste dans le « vrai » monde, mais ce monde se perçoit lui-même d’une façon totalement nouvelle. Intéressant mais assez casse-gueule, il faut bien l’avouer."

Au final, l’intrigue s’avère prometteuse et si les scénaristes évitent les pièges qu’un tel concept tend inévitablement : essentiellement des personnages dont le seul moteur narratif serait leur vision du futur mais une société qui ne serait pas profondément affectée par le blackout, alors nous pourrions avoir une des séries les plus originales de ces dernières années. Nous verrons si ces promesses sont tenues. Et je vous tiendrai éventuellement au courant.

Source Photo: ABC