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jeudi 17 décembre 2009

Les armées inconnues


Il s'est passé quelque chose le 28 janvier 2008. Ce jour-là, Internet a débordé massivement sur le monde réel. Est postée sur YouTube par un certain Anonymous une vidéo déclarant la guerre à la Scientologie. À partir de ce jour funeste pour les adorateurs de Ron Hubbard, des manifestations se sont produites spontanément aux quatre coins du globe devant les locaux de l'Église, et des actions de masse contre les serveurs Internet, les standards téléphoniques et les lignes de fax de l'organisation religieuse ont commencé. Tant les unes que les autres continuent encore aujourd'hui.

Anonymous, vu de loin, pourrait ressembler à l'empereur d'Internet, produisant des édits que la masse suit sans se poser de question. La réalité est assez différente. Pour vous parler sérieusement d'Anonymous, il faut remonter six ans en arrière - une éternité en temps-Internet.

Les landes glacées des Imageboards

Il existe un forum fort peu fréquentable, /B/, en fait un sous-forum de 4Chan, un de ces imageboards où la tradition veut qu'on accompagne son post d'une image bien choisie. /B/ est le sous-forum "random", consacré aux discussions totalement à côté de la plaque sur n'importe quel sujet et -point important- la modération du forum est anecdotique : tout au plus sont interdits les posts illégaux.

Le logiciel gérant le forum a une fonction amusante. Il est possible de poster sans s'identifier. Dans ce cas, l'auteur affiché sera "Anonymous". Il s'est développé au cours du temps une sorte d'étiquette tacite sur /B/, comme quoi tout post est écrit par Anonymous, et s'identifier est assez mal vu.

Si vous mélangez à parts égales une absence totale de modération et une culture de l'anonymat, vous obtenez un cocktail détonnant où le dessin d'une héroïne de manga dont les tétons sont des pénis en érection déféquant des foetus mort-vivants peut donner naissance à une discussion très documentée sur la physique des particules entrecoupée par les épisodes d'une nouvelle gore existentielle saupoudrée d'insultes homophobes. Le tout écrit par un seul auteur, Anonymous.

À la grande époque, il y avait quelque chose de fascinant dans /B/, une sorte de plongée dans les abysses d'Internet, comme si le réseau développait un inconscient. /B/, cette zone de non-droit total, énorme bal masqué où chacun peut dire et faire ce qu'il veut sans souci d'être reconnu ou même identifié devant un public potentiellement sans limite, était devenu une métaphore, une synecdoque d'Internet tout entier. Et cette métaphore avait maintenant un nom.

La piscine est fermée pour cause de SIDA

Anonymous déborda très vite sur le reste du web, et très simplement. Il aura suffit qu'Anonymous poste "tiens, j'irais bien semer le chaos dans tel salon de discussion" et qu'Anonymous lui réponde en masse : "je viens aussi". C'est ainsi que des milliers de participants à /B/ - les /B/tards - déferlèrent sur le Habbo Hotel habillés en Samuel Jackson dans Pulp Fiction, profitant d'un bug stupide empêchant les petits personnages de se passer à travers pour prendre en otage les utilisateurs, avant de bloquer la piscine et de reproduire dans une chorégraphie virtuelle une gigantesque croix gammée dans l'entrée de l'hôtel.

Pourquoi ? Pour les lulz. Pour rire. Parce qu'Anonymous s'emmerde. C'est sa principale motivation. C'est pourquoi il oriente les épileptiques vers des sites stroboscopiques, manipule les concours Internet pour écrire des obscénités avec les résultats, trompe les présentatrices télé pour leur faire déclamer des memes en direct, et a presque mis à genoux une des sectes les plus étendues au monde.

Anonymous s'amuse de tout. Il a certes un penchant pour le mauvais goût, mais potentiellement, il pourrait s'atteler à une cause noble, pour peu qu'elle soit distrayante. Il lui fallait juste un adversaire à sa hauteur.

La matière, l'énergie, l'espace et le temps

En 1950, un écrivaillon décide que bâtir une religion est plus rentable qu'écrire des romans de gare avec des fusées dedans. Tout commence avec un livre de développement personnel, La Dianétique, qui se vend par correspondance dans les pages des recueils mensuels de nouvelles de science-fiction. Le livre s'écoule solidement, assez pour rapporter à son auteur, Lafayette Ron Hubbard, la somme nécessaire à l'étape suivante : un réseau de cliniques basées sur sa "nouvelle" thérapie, en fait un cocktail de lieux communs, de freuderies de cuisine et de concepts rococo-science-fictionels.

Après quelques bisbrouilles avec les services fiscaux américains et une petite histoire d'exercice illégal de la médecine, L. Ron décide, sur les conseils de ses comptables, de transformer sa franchise thérapeutique en organisation religieuse. Ainsi naît la Scientologie moderne, toute entière basée sur la vénération d'Hubbard et l'application dangereuse de ses "théories" à moitié cuites qui promettent à ses adeptes, à terme, un contrôle total sur la matière, l'énergie, l'espace et le temps. Et ça démarre en trombes : des quintaux de curieux, vite transformés en main-d'oeuvre volontaire, se font convraincre et, communiquant efficace, Hubbard cible les célébrités avec le succès que l'on connaît : Sonny Bono, John Travolta ou encore Tom Cruise rejoignent leurs rangs.

Mais le succès n'a qu'un temps et bientôt L. Ron Hubbard - héros de guerre, initié par les Indiens, capitaine de bateau, yogi émérite et sûrement plusieurs fois médaille d'or olympique, selon son autobiographie scientologue - décide de quitter son enveloppe charnelle pour un monde meilleur, en cela aidé par une maladie grave et quelques pillules qui font rire. Un vide se forme, vite rempli par David Miscavidge, une sorte de Tom Cruise miniature - aussi improbable que cela puisse paraître - qui, après avoir déclaré que chaque centre de Scientologie se devait de garder un bureau fourni pour L Ron au cas où il reviendrait, commence à saper la toute puissance de l'organisation à travers ses délires mégalomanes et ses accès de violence. Le géant attrappe alors des pieds d'argile.

Ne jamais pardonner, ne jamais oublier

En janvier 2008, est publiée sur le web une vidéo présentant Tom Cruise déclamant un discours motivant pour les nouvelles recrues de la Scientologie. La vidéo est hilarante, principalement parce que Tom, tout convaincu qu'il soit, ne raconte rien de substantiel : il ne fait qu'aligner des clichés vides de sens avec un air pénétré. Nous apprenons notamment qu'être scientologue, c'est ne plus jamais passer à côté d'un accident de la route sans pouvoir rien faire. Faire quoi ? On ne le saura jamais, si ce n'est "aider vraiment" les gens. Comment ? Mystère. Le tout est enrobé de la musique de Mission: Impossible et introduite par une grosse voix de bande annonce - de celles qui fument trente Gauloises bleues sans filtre avant chaque enregistrement. Anonymous a fatalement mis la main dessus et bien des lulz furent produits.




Et tout aussi fatalement, la suite d'Hubbard a tout fait pour retirer la vidéo du web. Et si Anonymous déteste bien quelque chose, c'est qu'on lui retire sa source de lulz. C'est ainsi que la guerre s'ouvrit, et que commença le projet Chanology, un des phénomènes Internet les plus fascinants des dix dernières années, au moins.

La vallée du Porc Noir

Anonymous, fort marri de se voir privé de lulz, contre-attaque immédiatement. Après une première vague d'attaques par déni de service, de fax noirs lancés en continu et de surcharges de standards téléphoniques, Anonymous poste sa déclaration de guerre sur Youtube, le 28 janvier 2008.




A partir de là, Anonymous cesse d'être cantonné à 4Chan, et bien des gens qui n'avaient encore jamais entendu parlé de /B/ rejoignent ses rangs. La résistance s'organise et dépasse vite le statut de blague de collégiens : des manifestations mensuelles, notamment, se produisent encore aujourd'hui, aux quatre coins du monde, devant les antennes de la Scientologie. S'y rassemble spontanément et sans contrôle hiérarchique aucun une foule de personnes masquées portant des pancartes comme "demandez-moi pourquoi je porte un masque" ou "googlez Lisa McPherson", interrompant les tests de personnalité qui servent à la Scientologie d'hameçons à gogos, ou donnant des lectures sur les exactions de la secte à travers les ans. Parmi les autres actions notables, on note le googlebombing qui redirigeait les recherches sur "Scientology" vers l'excellent Operation: Clambake.

Chose amusante, la principale arme de la Scientologie, le procès pour diffamation, reste inefficace contre Anonymous, puisque ces actions se produisent spontanément, sans chef et sans objectif clair et avoué autre que de faire chier pour raisons personnelles. Les rares personnes poursuivies par l'Eglise devant la justice s'en sont majoritairement sorties sans casse, et de toute façon, la méthode reste aussi efficace qu'éradiquer une fourmilière au cure-dents.

Big Brother vs. The Laughing Man

C'est en ça que ce conflit est fascinant : c'est la rencontre de deux idéologies que tout oppose, dans une guerre dont l'enjeu est l'occupation des esprits.

La Scientologie, construite tout entière à la gloire du Chef, est une organisation totalitaire, où l'initiation sert à trier ses membres du plus illuminé au plus accessoire, avec bien sûr l'objectif que les premiers dominent les seconds. On y obéit aveuglément, la répression psychologique y est la règle (les dossiers des "audits", sorte de confessions psychotroniques, servent souvent de moyen de chantage), et chaque responsable maintient ses subordonnés dans la peur et l'ignorance pendant que ses propres chefs font de même avec lui. Elle regarde l'extérieur avec un mélange d'envie et de crainte, et fonctionne dans un principe judéo-chrétien de peur du pêché inévitable, lié à une morale restrictive et malsaine.

Dans l'autre coin du ring, nous avons une organisation complètement anarchique, où la coordination naît d'une envie commune, où chaque membre est libre d'entrer ou de sortir à sa guise, sans rendre de compte ou risquer quoi que ce soit. Anonymous est une masse protéiforme de personnes, dont le corps se renouvelle au fur et à mesure que ses membres quittent ou rejoignent le troupeau. Il n'y pas une seule personne qui représente Anonymous : il n'est qu'un phénomène social spontané, sans tête, sans hiérarchie, sans règles. Il ne pourrait pas exister sans un réseau de communication mondial et instantané, et pourtant il déborde de ce réseau et arrive aujourd'hui dans le monde réel.

Hakim Bey avait inventé il y a un petit temps le concept de TAZ ou "Zone Autonome Temporaire", pour décrire des évènements spontanés du type rave-parties, en cherchant à en sortir une approche nouvelle et fraîche de l'organisation anarchique. Anonymous est passé à la vitesse supérieure : il n'est plus lié à un lieu, c'est devenu un concept abstrait mais défini, une sorte de volonté détachée de tout individu qui prend forme par la communication, un memeplexe conscient qui marche aujourd'hui parmi nous.

Face à un phénomène structurellement opposé en tout point à sa propre organisation, la Scientologie n'a aucune chance. Elle décline depuis des années, mais Anonymous est sur le point d'achever les derniers restes de crédibilité qu'elle pouvait encore avoir. Encore aujourd'hui, des adolescents portant des masques de Guy Fawkes font des sittings et chantent des slogans, presque deux ans après les évènements dont tout est parti. Et pendant ce temps, nous assistons en temps réel à la naissance de quelque chose de nouveau : la naissance dans le meatspace d'une nouvelle entité sociale, issue du monde virtuel, et son baptème du feu contre un représentant de l'ancienne garde. La dynamique sociale des forums Internet est devenue un modèle d'organisation pratique du monde réel et nous, nous vivons en plein Cyberpunk.

3 commentaires:

Thias a dit…

La série «Ghost in Shell, stand alone complex» vient assez naturellement à l'esprit en parlant de ces phénomènes spontanés.

Le Comte a dit…

Oui, c'est assez difficile de ne pas penser au Laughing Man en voyant l'affaire. Mais le plus fascinant reste qu' Anonymous n'est pas informatique, mais comportemental. La part informatique est nécessaire, mais ça ne demande pas de se reprogrammer le cerveau autrement que par le langage (ce qui est déjà pas mal en soi).

Je vais me refaire cette série et cette fois-ci, continuer jusqu'à la seconde saison, tiens.

Anonyme a dit…

Anon delivers.

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